MON LAPIN.
Pour aller à l'essentiel, je m'aime bien. D'aspect empâté et bonasse, on m'aime bien. Dans la boule de bourre, de sueur et de sang arrachée du ventre de ma tendre mère, navigue aujourd'hui encore jusqu'à moi, une impression de moelleux, de saine chaleur, de contact épidermique sécurisant. Je n'étais pas seul et je me sentais fort bien. Toujours le dernier à recueillir l'ultime gouttelette des seins de maman afin d'obtenir un surplus infinitésimal qui me différenciait de mes congénères. Quant aux seins, l'élément nutritif n'était pas le seul à me captiver. Avez-vous déjà ressenti cette jouissance que procure le petit bout de chair ferme ? A force de téter, de suçoter, et surtout de dormir dans notre nid douillet, je devenais largement dodu. Mais un dodu qui s'aime bien.
Mon drame réside dans l'abandon paternel. Après avoir troussé ma mère, comme seul un lapin peut l'exécuter, mon père était reparti vers je ne sais quel habitacle, en attendant d'éternelles conquêtes. Il aurait pu me nettoyer de sa langue rugueuse. Autant de caresses qui aujourd'hui me manquent. Il aurait pu m'apprendre la vie, dont je n'ai que les réflexes archaïques. Papa près de moi, dormir en me communiquant ta force, ton mâle fumet, tes viriles expériences. Sais-tu seulement que la jeunesse de ton fils est un chef-d'œuvre de placidité ?
C'est cette démission paternelle qui rendit encore plus cruelle la séparation d'avec ma mère. Un matin, qui eut l'audace de paraître aussi doux que n'importe quel autre, on me véhicula par la peau du cou vers d'autres pénates. Soucis et cruelles nouveautés qui me firent perdre abusivement quelques grammes de ma précieuse graisse, très utile ce jour là, pensez donc, mes sœurs et frères, alertes, nerveux, étaient difficiles à attraper. Quant à moi, j'étais pétrifié par ce remue-ménage. Blotti dans un coin, je guettais peureusement. Je fus donc le premier à m'envoler dans les airs. Double chance. Celle d'avoir quelques caresses que la crainte m'empêchait de savourer en ces instants mouvementés, celle ensuite, d'être enlevé au moment où il n'y avait pas d'énervement excessif chez le manutentionnaire. Les quelques grammes dépensés au nom de la peur, de l'émotion, du changement de murs, de la séparation soudaine de ma fratrie, furent très rapidement repris, puis oublié dans un amas de fourrage, une orgie d'herbes vertes et de grains salvateurs. Je suis très fier de mes petits bourrelets. Mais désastre ! Qu'est devenu le téton tout dur à mâchouiller amoureusement ? Pour le souvenir, je suce un bout de bois, jalousement enserré dans un recoin de ma garçonnière.
Parlons du bipède qui nous régalait. Il était plutôt cocasse, il m'estimait, me caressait souvent, me tâtait parfois l'arrière train et les côtes. Ca me chatouillait. Mais les hommes aiment bien cacher leurs infortunes et leurs détresses dans la fourrure des animaux dont ils s'occupent. Pourquoi ne pas leur donner l'impression que nous les comprenons, les écoutons ? Je lui offrais mon regard le plus langoureux. Il avait toujours le mot gentil, chargé d'humour. " Et bien mon Pépère, tu n'as pas bougé depuis hier ? C'est bien, continue comme ça. " Ou bien, " Avec ton museau humide et ta queue frétillante, tu es bon pour la semaine prochaine. " Et encore, s'adressant aux autres, " Vous ne pouvez pas rester calme comme le mignon boudin ? " Que de mots bienveillants, proférés par mon protecteur, dont la douceur me rendais sûr de moi, de mon charme et de l'avenir. Oui j'ai de quoi être satisfait. Franchement j'ai une affection toute particulière pour moi.
Mes souvenirs me ramènent à ce matin où il oublia de me donner à manger. Mon estomac atterré voyait pourtant que les autres avaient leur ration, à la lisière de laquelle je lorgnais avec envie. Il allait falloir tenir sur mes réserves. En fin d'après-midi, il revînt, ouvrit la porte. Je m'attendais à recevoir ma portion de retard. Mais non ! J'étais de nouveau soulevé par la peau du cou. L'habitude me commandait l'immobilité pour éviter toutes douleurs inutiles. Je n'avais jamais fait tant de chemin. Mon cœur battait anormalement vite. Comme souvent, dans les passages difficiles de la vie, une bouée de sauvetage me fût lancée. Le soleil caressa ma fourrure. Sensation nouvelle. Un frisson dévora mon échine. Pour oublier mon appréhension, je m'évadais en pensée. Je gambadais dans des étendues de luzerne fraîche et tendre. Un ruisselet ici, je m'abreuvais, une fleur éclatante là, je me l'offrais. Mes yeux emmagasinaient l'inconnu. Je croisais des millions de maman, toutes la mamelle tendue. Ma langue jouait du xylophone. Des frères des sœurs humaient mon pelage, m'étouffaient de leur amour. Mon père m'apprenait à creuser ces terriers si mystérieux. Grâce à lui je devenais garenne, lièvre, enfin sauvage quoi. Fier de me sentir libre pour l'éternité. Libre de manger sans raison et puisque la faim me tenaille, mangeons. Mangeons cette herbe grasse adaptée à mon assouvissement. Encore et encore.
C'est cette fringale inépuisable qui me mit la première puce à l'oreille. Tout cabriolant que j'étais, sur les trèfles, je fus allongé sur ce que le vulgaire appelle une table et le Sacré, un autel. L'autel aurait dû faire bondir la deuxième puce. Mais que voulez-vous, l'angoisse m'assaillait, je ne bougeais plus. Tout à mes pensées, je me retrouvais les pattes arrières attachées à une ficelle, la tête vers le bas. Il me caressa la nuque, je laissais aller mon corps, le sang me descendait au cerveau, la panique m'envahissait mollement. Je décidais de fermer les yeux pour réintégrer mes espaces de papilionacées lorsqu'un effroyable coup près de l'occiput m'enveloppa de terreur. Les paupières à nouveaux ouvertes, je ne distinguais qu'un épais voile de brume noirâtre. Des éclairs striaient un intenable supplice. J'eus envie de crier, mais rien ne vînt à part un tremblement d'épouvante. De ce silence, jaillit une voix. " Il a son compte, passe moi le couteau. " A vif, je visionnais la mort au bout de cette mascarade. J'entrevis un objet pointu qui arrivait sur mon oeil droit. Une douleur atroce électrocuta ma colonne vertébrale. Je vomissais mon cœur, maintenant je hurlais. Il le fallait pour exorciser cet objet pointu qui triturait dans mon orbite, qui me sortait l'œil et me l'arrachait. Mais pourquoi toute cette haine ? N'y a-t-il pas assez de la guerre accompagnée de son équipage de crânes lézardés, de tripes explosées, de plaies affolées par des phalanges de mouches et de vermines ? Alors pourquoi s'acharner sur la torture d'un être tant aimé ? Par quelles ornières passe l'imagination, il est permis de penser qu'ils peuvent m'arracher la peau, au train où vont les choses, ils vont me faire cuire, puis en guise de dernière couche mais qu'ils me bouffent aussi les abrutis. Maman, maman, je laisse aller le fil de ma souffrance. Vois-tu dans quel état languit ton fils ? Moi, je ne vois plus rien par cette brèche béante qui laisse pendouiller un bout de nerf sanguinolent. Papa, papa, entends-tu mon tourment ? Je sais que le sang coule le long de mon museau. Voilà que je perçois, en brèves vaguelettes, la marée basse de ma vie s'éloigner lentement de la plage souillée.
Entre deux vagissements de douleur, une oreille résonna. " Qu'est-ce qu'il gueule ! On l'a raté celui-là. " De ces choses qui rendent le trépas encore moins sympathique.
De derniers râles en derniers soubresauts, la chair quitte mes os. Extinction auréolée d'une dernière étincelle : " Si cette agonie avait baigné mes oreilles de lapin, J'aurai décrété une impitoyable grève de la faim. "